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Regards croisés Scpo Bordeaux
21 décembre 2016

En un an à Istanbul j’en ai plus appris sur

En un an à Istanbul j’en ai plus appris sur Napoléon que sur Atatürk

Voyager vous enseigne davantage sur vous-même que sur votre destination. Voilà une citation que j’aurais pu publier sur mon blog de collégienne pseudo philosophe assortie d’un fond d’écran d’aile d’avion au lever du soleil. Et pourtant, en y réfléchissant, ce n’est pas si con.

 

Contre toute attente (ou non) je n’ai pas pris de cours de danse du ventre ni lu le Coran en Turquie. Je ne compte plus les questions qu’on a pu me poser, une fois de retour en France : « et tu dois aussi porter le voile à l’université ? » « tu apprends le turc pour avoir des suppléments de kebab à St Mich ? » « et ce n’est pas trop dangereux de se promener en jupe dans un pays si conservateur ? » « non mais tout de même, fais attention à ne pas revenir mariée à un moustachu »… Bref, remarques  bien souvent basées sur des préjugés et parfois frôlant le racisme. On attend de moi un récit de voyage confirmant l’image mentale que l’on se fait souvent de la Turquie, celle renvoyée par les médias, d’Ali Baba à Al Quaïda, bref un bon mélange d’orientalisme plus ou moins conscient et de naïveté. Attention, je ne me considère pas, et loin de là, comme un être supérieur doté de l’entendement nécessaire afin d’avoir une approche objective sur la culture turque, et d’ailleurs je dois bien avouer avoir refait ma garde-robe avant de partir (on ne sait jamais si la mini-jupe est passée de mode). C’est pour cela que je ne parlerai pas de la culture turque, mais de ce que l’on appelle communément un cadre de pensée duquel on ne peut se détacher.

 

Si je ne devais retenir qu’une chose de ma mobilité ce serait que j’ai dû finir par accepter que je demeurerai socialement construite et qu’il m’est donc impossible de porter quelques jugements objectifs. Adieu mes grands discours péremptoires sur les mœurs orientales.

 

L’orientalisme est, d’après Edward Saïd, l’invention occidentale d’un Orient qui s’oppose à un Occident, un mythe de séparation binaire incluant rapport de force et domination. L’Orient n’existait pas, il a fallu lui donner vie. Qu’est-ce que l’Orient si ce n’est une vague définition de « celui des quatre points cardinaux où le soleil se lève à l'équinoxe » d’après le Larousse? Et pourtant l’Orient nous évoque harems et chameaux sous une tente berbère mangeant des loukoums, ou au contraire l’Islam, les Arabes, la domination de la femme et l’Etat Islamique. Bref, j’exagère un peu, mais quelques précisions s’imposent quand on me demande si j’ai appris l’arabe en Turquie par exemple. Le problème c’est que notre conception du Moyen-Orient (par ailleurs rien qu’à y réfléchir pourquoi « Moyen » « Proche » Orient ? Proche de quoi ?... ou plutôt proche de qui ?), est celle qui commence avec Les milles et une nuit en passant par Aladin, Lawrence D’Arabie, Flaubert, voire Marx d’après Saïd. Le problème, c’est que notre Orient fut une belle histoire écrite sans y convier les fameux concernés, les « orientaux ». L’Orient, c’est une histoire pour l’Occident, par l’Occident, et finalement de l’Occident.

 

Ce qu’on apprend en s’aventurant dans les discours scientifiques des attachés de Napoléon en Egypte en 1798, c’est sûrement davantage sur la France que sur une Egypte vue à travers des yeux d’Occidentaux désireux de coloniser un nouveau territoire et donc de justifier la domination des peuples déjà sur place. C’est l’histoire d’un Occident qui créer son identité en définissant celui qui en est exclu, l’histoire de l’orientaliste, de ses craintes et aspirations. Ainsi les Orientaux ne font pas partie de l’histoire, et l’histoire n’a pas beaucoup changé.

 

La Turquie ne fait apparemment ni partie du Moyen-Orient ni du Maghreb, pour autant inutile de se réjouir qu’Istanbul soit une ville si « européenne ». Dès lors plusieurs questions se posent, qu’est-ce qu’une ville européenne, ou si vous préférez, occidentale et pourquoi cela semble si rassurant, ou décevant pour les touristes en quête de plongée au cœur de l’inconnu accompagnés de Frédéric Lopez et de ses indigènes (ou soyons politiquement corrects, « peuples primitifs » ?) découvrant la mer (imagine quand ils entendront parler des Marseillais en Thaïlande et de LCP) ?

 

Les petites rues pentues de Cihangir, bordées de cafés cosys où affluent les hipsters à toute heure de la journée m’ont aussi arraché un « waw on se croirait à Berlin ». Ou encore les gros centres commerciaux sortis de nulle part cette fois animés de familles en excursion à Burger King, KFC, H&M et d’ados en mini shorts m’ont tout d’abord intrigués, à la recherche que j’étais du « vrai Istanbul » et non pas de ce fake à la sauce barbecue. Bref c’était quoi cet Istanbul de l’ « Ouest » (merci mon image de l’ « Ouest » réduite à Mc Do ou La vie moderne) que je découvrais, moi qui était plutôt du côté du touriste à la recherche du fameux « choc culturel » ? Finalement c’est une amie qui m’a reprise: « Lisa ce n’est pas européen, ce n’est pas « LA Turquie », c’est Istanbul, c’est tout. ». Et j’ai commencé à tenter de ne pas continuer à poser mon cadre de pensée sur tout ce que j’étais incapable de saisir : oui les femmes portant le Niqab peuvent prendre des selfies, non la Cappadoce n’est pas un Grand Canyon version turque. Et en s’interrogeant sur ces symboles qui me permettaient de décrire la ville en me rapportant toujours à ce que je connaissais, et aussi à ce que je voulais y voir, j’ai commencé à m’apercevoir combien tout cela n’était qu’une vision biaisée par des années de France 2 et des attentats au Moyen Orient, de James Bond et ses baisers de Russie, d’Aladin et Jasmine sur leur tapis volant, de mon déguisement de danseuse orientale ramené du Maroc par mes cousins, mais aussi de tableaux de Delacroix, de poèmes d’Hugo… Bref, de ma socialisation.

 

Istanbul ne sera jamais l’Aziyadé de Pierre Loti ni la Byzance du passé, le « Guide du Routard » nous vend du mythe en boîte et ça fait plaisir, mais toute cette logique a une limite. Tout et n’importe quoi peut être accusé d’être orientaliste, sous ce concept fourre-tout et délicat à définir, se trouvent des écoles post-colonialistes qui, avec les beaux idéaux de redonner leur voix aux absents de l’histoire, finissent par déconstruire tous concepts et valeurs sous prétexte que l’auteur de la Théorie de la Justice par exemple s’appelle John et qu’il est un homme blanc.

 

Et puis merde, je suis tombée amoureuse d’Istanbul, de ses rues animées, de ses marchands ambulants, de ses couleurs à la tombée de la nuit, me rappelant toujours comme elle est belle et majestueuse et que quelque part je me sens bien, lovée au creux de ce «  chaos organisé ». Et oui, je suis française, j’ai rêvé et je rêve encore cette ville, et j’espère que ce n’est pas (seulement) à cause de ma socialisation. Finalement Saïd, qui cite lui-même Marx en préface d’Orientalisme : « ils ne peuvent pas se représenter eux même ; ils doivent être représentés »  finit par imposer à son tour une représentation binaire de laquelle on ne peut échapper, et de son statut d’universitaire il nous dévoile enfin les secrets de la compréhension de notre domination, sans nous laisser d’autres opportunités que d’y adhérer, d’un côté comme de l’autre de l’imaginaire collectif. Je suis donc intéressée par la Turquie uniquement à cause de mon penchant orientaliste, construit de toutes pièces et permettant de réduire les Turcs à ce que mon cadre de pensée est capable d’intégrer, soit un rapport de domination en ma faveur. Bref, merci Saïd, si je comprends bien, autant rester chez moi écouter Jean Pierre Pernaut me parler du Périgord à midi, de toute façon je ne serai jamais à même de connaître l’Autre.

 

 

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